• A la lumière d'hiver de Philippe Jaccottet

    ..."Parler est facile et tracer des mots sur la page,
    en règle génèrale , est risquer peu de chose :
     un ouvrage de  dentellière, calfeutré,
    paisible (on a pu même demander
    à la bougie une clarté plus douce, plus trompeuse)
    tous les mots sont écrits de la même encre,
    "fleur" et "peur" par exemple sont presque pareils,
    et j'aurai beau répéter "sang" du haut en bas
    de la page, elle n'en sera pas tachée,
    ni moi blessé.

    Aussi arrive-t-il qu'on prenne ce jeu en horreur,
    qu'on ne comprenne pas ce qu'on a voulu faire
    en y jouant, au lieu de se risquer dehors
    et de faire meilleur usage de ses mains.

    Cela,
    c'est quand on ne peut plus se dérober à la douleur,
    qu'elle ressemble à quelqu'un qui approche.

    Parler donc est difficile, si c'est chercher ...chercher quoi?
    Une fidélité aux seuls moments, aux seules choses
    qui descendent en nous assez bas, qui se dérobent
    si c'est tresser un vague abri pour une proie insaisissable.

    Si c'est porter un masque plus vrai que son visage
    pour pouvoir célébrer une fête longtemps perdue,
    avec les autres, qui sont morts lointains ou endormis
    encore, et qu'à peine soulèvent de leur couche
    cette rumeur, ces premiers pas trébuchants,ces feux timides
    -nos paroles :
    bruissement du tambour pour peu que l'effleure le doigt inconnu

    Parler pourtant est autre chose, quelquefois,
    que se couvrir d'un bouclier d'air ou de paille...
    Quelquefois, c'est comme en avril, aux premières tièdeurs,
    quand chaque arbre se change en source,  quand la nuit
    semble ruisseler de voix comme une grotte
    (à croire qu'il y a mieux à faire dans l'obscurité des frais feuillages que dormir)
    cela monte de vous comme une sorte de bonheur,
    comme s'il le fallait, qu'il fallût dépenser
    un excès de vigueur, et rendre largement à l'air
    l'ivresse d'avoir bu au verre fragile de l'aube.

    Parler ainsi, ce qui eut nom chanter jadis,
    et que l'on ose à peine maintenant,
    est-ce mensonge, illusion? Pourtant, c'est par les yeux ouverts
    que se nourrit cette parole, comme l'arbre
    par ses feuilles."                Jaccottet

  • Commentaires

    1
    Jeudi 3 Décembre 2009 à 01:16
    Je l'aime ce parallèle entre l'écriture et la parole... 
    Les deux sont porteurs de tant de choses et aussi de choses si différentes...
    Mais je ne sais pas si écrire est plus facile que parler...
    Bises à toi 
    2
    Jeudi 3 Décembre 2009 à 09:31

    Parler pour être entendu, c’est mettre ses yeux dans sa bouche pour qu’ils soient les images de nos paroles en sortant avec eux, pour aller vers les autres. Amitiés. Loic

    3
    Jeudi 3 Décembre 2009 à 10:10
    C'est beau, très très beau. Parler est certainement plus dangereux que d'écrire, mais les mots souvent s'envolent et se perdent, n'atteignent pas leur cible.L'écrit reste là, toujours prêt à faire vibrer...
    4
    Jeudi 3 Décembre 2009 à 12:29
    Je ne sais pas... je me dis qu'écrire est important, même si le mot "sang" ne tache pas la page, il existe, il me parle.

    Même si le mot "amour" écrit ne le fait pas exister, il est dit. Et il peut se transmettre, de page en page, jusqu'à former une grande chaine qui lui permette d'exister aussi.

    Ecrire... si l'on ne peut pas agir, c'est déjà bien.
    5
    Jeudi 3 Décembre 2009 à 19:39
    Gazou, il est très beau ce texte, j'aime beaucoup, je ne connais absolument pas l'auteur...mais je vais prendre des infos . Merci
    6
    Jeudi 3 Décembre 2009 à 20:02
    quel plaisir cette lecture...
    besos
    tilk
    7
    Jeudi 3 Décembre 2009 à 20:25
    merci pour ce beau texte et belle soirée
    8
    Jeudi 3 Décembre 2009 à 22:35
    Pas toujours facile de parler, faut penser comment les mots vont sortir pour être cohérent et bien compris. Beau texte qui porte à réflextion.
    9
    Vendredi 4 Décembre 2009 à 19:53
    J'aime bien parler pour le travail et j'aime le silence chez moi. 
    le silence c'est mieux que de parler.
    bisous
    clem 
    10
    Vendredi 4 Décembre 2009 à 22:23
    Parler, dire, écrire, sur des sujets, avec des gens qui sur le moment nous semblent importants, vitaux, mais qui des ans après, avec le recul et les expériences véuces entre temps nous semblent bien peu de choses.
    Avoir un métier qui demande de la force et de l'endurance physique apprend à ne parler que succintement , à être plus sobre dans nos paroles.
    Je manque d'exercice en ce moment lol! je suis trop bavarde pardonne moi.
    11
    Samedi 5 Décembre 2009 à 09:00
    Ce texte est très important à la lecture! Révélateur!
    Parler pour dire l'essentiel, aller vers un but, savoir aussi se taire et écouter!
    Merci Gazou
    12
    Samedi 5 Décembre 2009 à 18:35
    Il y a, je vois tant de choses dans cet écrit que je reste perplexe... quel est son final message ? Parler est déjà difficile quand il s'agit de reproduire un sentiment mais l'écrire alors !!!!
    mERci Gazou, simple de l'écrirer, je pourrais le dire..... même avec les yeux.
    13
    Dimanche 6 Décembre 2009 à 23:59
    un texte très profond et si beau
    big bisous
    14
    Maria-D
    Mardi 2 Juillet 2013 à 16:51
    Un recueil qui ne me quitte pas... c'est mots font écho en moi... font partie de moi...
    Jaccottet je l'ai rencontré et je ne l'ai jamais quitté... merci pour ces mots qui me touchent tant et tant...
    15
    catherine2
    Mardi 2 Juillet 2013 à 16:51

    "nos paroles bruissement du tambour pour peu que l'effleure le doigt inconnu", comme c'est joli, et comme il est difficile démettre un bruissement du tambour ..
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